mardi 19 février 2019

Jeanne Nard, la mère pas si disparue que ça !

Comme évoqué dans mon premier article de blog j'ai commencé mes recherches généalogiques à partir du livret de famille de mes trisaïeux Julien Bourdin Grimand et Jeanne Nard. Ces derniers avaient eu deux fils ayant atteint l'âge adulte : Joseph, mon AGP et Victor son frère cadet. Je me suis alors intéressé aux actes de naissance de ceux-ci puis à ceux de leurs mariages.

Joseph et Victor sont tous les deux nés à Pantin (Seine-Saint-Denis), respectivement en 1881 et 1883. Le premier s'est marié à Paris 19e avec Marie Bernoville tandis que le second s'est uni à Pantin avec Marie Schibi. Les deux mariages se sont produits la même année, en 1905, leur père étant décédé depuis 1892. La proximité géographique des deux protagonistes pourrait laisser penser qu'ils se sont bien fréquentés mais nous verrons plus tard que ce n'était pas forcément le cas.

La lecture de l'acte de mariage de Joseph m'a révélé une information aussi étonnante qu'incroyable :

Source : Mairie de Paris 19e

"[...] et de Jeanne Nard, son épouse disparue, le futur époux et les témoins, lesquels affirment connaître le futur, déclarent à serment : 1° que sa mère est disparue et qu'ils ignorent le lieu de son décès dans le cas où elle serait décédée, ou son dernier domicile 2° que des aïeuls sont décédés et qu'ils ignorent le lieu de leur décès et leur dernier domicile, d'une part. [...]"

Alors que sur l'acte de mariage de son frère, nous avons ceci :

Source : Mairie de Pantin
"[...] et de Jeanne Nard, sa mère âgée de cinquante neuf ans, blanchisseuse, présente et consentante. [...]"

D'une part, comment Joseph et ses témoins ont pu déclarer (sous serment !) la disparition de Jeanne Nard alors qu'elle était bien présente (et consentante !) au mariage de Victor ? D'autre part, si elle avait bel et bien disparu aux yeux de Joseph à cette époque, comme puis-je être possesseur de son livret de famille un siècle plus tard, ce dernier attestant son décès en 1921 à Paris 10è ?

Pour répondre à cette question, il faut approfondir les recherches dans certaines sources généalogiques.

1. Les recensements


Déjà, pour commencer, intéressons-nous aux recensements. Où habitaient donc nos protagonistes ? Les recensements ayant eu lieu tous les cinq ans, je me suis focalisé sur l'année 1906, donc un an (ou quelques mois) après leur mariage. A l'époque de mes recherches (2004), je m'étais rendu aux archives municipales de Pantin et je n'avais malheureusement pas d'APN donc je suis dans l'incapacité de vous montrer les sources néanmoins voici ce que j'avais découvert :

- Joseph et Marie habitaient au 15, rue Berthier alors qu'avant mariage Joseph résidait rue de Flandre,
- Victor, Marie et leur fils René habitaient au... 15, rue Berthier ! Sans doute pas le même appartement mais le même immeuble, c'est certain.

Et Jeanne Nard alors ? Et bien elle était au 20, rue Sainte-Marguerite où elle vivait déjà en 1905 avec son fils Victor ! D'ailleurs je retrouve Victor, sa famille et sa mère à cette adresse-là en 1911 tandis que Joseph et sa famille sont partis vers la route de Flandre (actuelle avenue Jean-Jaurès).

Les voies évoquées étant toutes proches, il est difficile de croire que Joseph ignorait tout du devenir de sa mère... Pour comprendre il faut donc en apprendre plus sur la chronologie des deux frères avant leur mariage.

Source : OpenStreetMap


2. Les feuillets matricules


Si Joseph et Victor sont nés à Pantin et y ont vécu toute leur vie (sauf Victor après son divorce, parti en Seine-et-Marne, nous verrons cela une autre fois), ils n'ont pas été recrutés dans la Seine ! Sans le livret militaire de Joseph que je détiens, j'aurais sans doute attendu très longtemps (le Grand Mémorial sans doute) avant de retrouver leur fiche matricule.
Là encore, à l'époque de mes recherches, les registres matricules du département concerné n'étaient pas en ligne, j'ai dû écrire aux archives départementales pour qu'ils m'envoient les copies. Aujourd'hui c'est bien plus simple évidemment.

Coupons court au suspens, le livret militaire de Joseph indique qu'il vivait en Côte d'Or à l'époque de son recrutement, en 1901 ! Extrait.

AD21, FM401, Classe 1901, Bureau de Dijon, pages 694&695/849

Il est donc indiqué que Joseph était domestique à Clamerey. On le retrouve d'ailleurs dans les recensements de ce village en 1896, toujours domestique dans la ferme de la famille Bizot. Autre information : le domicile des parents est inconnu. L'administration aurait pourtant dû savoir que le père était décédé depuis 1892.

Et Victor ?

AD21, FM575, Classe 1903, Bureau de Dijon, page 124/838

Lui vivait donc à Saulieu et était également domestique (je ne sais pas au service de qui). Contrairement à son frère Joseph, l'administration avait connaissance du décès du père. Mais l'information la plus cruciale de cet extrait est juste au-dessous : "Enfant assisté de la Seine" ! Je passe le fait que l'administration s'est emmêlée les pinceaux avec le double patronyme de Victor.

Direction donc les archives de Paris à la recherche des dossiers des enfants assistés de la Seine !

3. Les enfants assistés de la Seine


Là où je n'avais pas percuté dès le départ, c'est que les deux frères sont devenus orphelins de père à l'âge de 11 et 9 ans et que la mère a pu manquer de moyens pour subvenir à leurs besoins étant donné qu'elle ne s'est pas remariée. Elle était a priori en concubinage avec un certain M. Pirard mais je ne sais rien de plus sur cette personne.

Les répertoires d'admission des enfants assistés de la Seine sont aujourd'hui en ligne sur le site des archives de Paris. On y trouve plusieurs types d'enfants assistés :
- Les enfants trouvés de 1761 à 1858,
- Les enfants assistés de 1859 à 1906,
- Les enfants moralement abandonnés de 1881 à 1906,
- Les pupilles de l'assistance à partir de 1907,
- Les enfants en dépots à partir de 1841,
- Les enfants secourus à partir de 1873.

Pour le cas présent, on va s'intéresser aux enfants assistés, c'est à dire les enfants trouvés, abandonnés ou orphelins. Le classement est alphabétique et par année d'admission; Julien Bourdin Grimand étant décédé en 1892, j'ai d'abord pensé à rechercher à cette année-là, mais sans succès ! Idem en 1893. C'est en janvier 1894 que je retrouve leur matricule :

AD75 - D3X4 50

Une fois ces numéros en poche, il faut se déplacer aux AD pour demander les dossiers correspondant. J'ai donc pu y avoir accès mais j'ai eu une demi déception : très peu d'informations sur Joseph mon AGP mais une multitude sur Victor (il était malade et avait un caractère spécial... Là aussi j'y reviendrai dans un autre article). Cependant une information capitale est commune aux deux frères :

Source : Archives de Paris

"La femme Bourdin-Grimaud est veuve depuis le 6 octobre 1892. Son mari avait été cantinier dans les régiments. Cette femme est actuellement dans une situation qui frise la misère. Ses ressources se bornent à son gain journalier de un franc* par jour. Il lui est impossible, dans ces conditions de subvenir aux besoins de ses deux enfants.[...]"

* Un autre document indique qu'elle devait un loyer mensuel de 140 francs. Autant dire qu'elle devait être surendettée dans ces conditions...

Les deux frères ont donc été placés séparément dans des familles d'accueil et sont revenus dans leur commune d'origine une fois adultes.

Conclusion


Joseph et Victor avaient respectivement 12 et 10 ans quand ils ont été placés loin de leur foyer, en Côte d'Or et sont revenus à Pantin a priori après leur vingtième anniversaire, sachant qu'ils ont été tous les deux exemptés du service militaire.

- Ce que j'ignore : dans quelles conditions sont-ils revenus à Pantin ? Pourquoi Victor est retourné vivre chez sa mère et pas Joseph ? Pourquoi Joseph a déclaré que sa mère avait disparu ? Rien n'est certain.

- Ce que je suppose : Joseph a dû très mal vivre l'abandon par sa mère et il en aurait découlé une certaine rancune. Autre hypothèse, Jeanne Nard aurait été contre son mariage avec mon AGM Marie Bernoville mais je n'ai retrouvé aucun document à ce sujet.

- Ce qui est sûr : d'une part, au décès de Jeanne Nard en 1921, il n'y a pas eu de déclaration de succession car elle était indigente (source : table des successions du bureau de Pantin). Néanmoins Joseph a dû récupérer ses rares effets personnels, aujourd'hui encore en ma possession : le livret de famille déjà évoqué mais aussi le certificat de bonne conduite au service militaire de Julien Bourdin-Grimand. Jeanne a même eu un vrai enterrement au cimetière parisien de Pantin avec une concession achetée par Joseph, renouvelée en 1926, Joseph étant décédé l'année suivante. Après tout, c'était lui l'aîné...

D'autre part les relations entre les deux frères ne devaient pas être au beau fixe car mon grand-père Marcel, fils de Joseph n'a jamais parlé de sa famille du côté paternel. Victor avait deux enfants qui vivaient tous à proximité. Il semble, d'après mes recherches (ce sera un autre article là encore), que l'un ignorait l'existence des autres...

samedi 16 février 2019

RDV Ancestral : avant que la vie ne déraille...

J'y suis, au milieu de tout ce monde grouillant comme des fourmis à la recherche qui d'une borne interactive, qui d'un guichet disponible, qui de son train sur le point de partir. Le monde s'accélère sous mes yeux avec cette clarté aveuglante des lumières de la gare et de ses écrans affichant les trains au départ ou à l'arrivée.

J'y suis dans cette gare, la Gare de l'Est, pour y acquérir un billet de train, évidemment. Évidemment ? Non ça ne l'est pas, évident. J'aurais pu l'acheter sur Internet, comme d'habitude, mais aujourd'hui, pour une fois je veux sentir le monde autour de moi et le contact humain d'un guichetier ou d'une guichetière, devenu rare en ces temps modernes.

J'avance alors vers cette borne automatique sans âme qui me vomit son ticket après avoir fait mon choix parmi les catégories proposées. J'obtiens le numéro 1945. 1945... soudain mais yeux se brouillent et le monde moderne que je connais s'évanouit pour laisser place à un ancien monde, un monde que je n'ai pas connu. Les écrans ont disparu, les distributeurs de boisson, les TGV, les bornes interactives, tout a disparu. Les gens qui me ressemblent ne sont plus là, d'autres les ont remplacées avec des vêtements bien plus anciens. J'ai l'impression d'être dans le Paris de la toute fin de guerre.

Gare de l'Est 1937 - Source Geneanet
En face de moi, je vois une multitude de guichets, bien plus qu'en 2019 ce qui est évidemment logique et il y a beaucoup de monde faisant la queue devant chacun d'entre eux. Je me demande alors ce que je fais là et me vois mal aller dans la file d'attente pour demander mon billet pour Reims. Alors j'observe. J'observe les alentours, j'observe les gens, leur façon d'être. J'écoute leurs voix, j'écoute les cheminots crier et siffler puis je reviens enfin vers la série de guichets et soudain je la vois : Gisèle !

Ma grand-mère, Gisèle, celle que je n'ai jamais connue. Mais je la reconnais, j'ai tant de photos d'elle. Je sais qu'elle a fait toute sa carrière à la SNCF, notamment en cette gare. Quelle joie de la voir se mouvoir, la voir parler - je ne l'entends pas, elle est trop loin - et répondre aux voyageurs depuis son comptoir.

Je voudrais alors aller lui parler, la questionner, mais impossible, la file est longue et je ne peux pas me comporter comme un impoli. Alors je fais la queue en espérant pouvoir rester assez longtemps à cette époque.

Je voudrais lui demander tellement de choses :
- Quelle a été sa vie enfant, elle qui est née au tout début de la Grande Guerre à Etampes-sur-Marne et qui n'a pas connu son père, en captivité en Allemagne,
- Quelle a été sa vie adolescente quand un autre homme est entrée dans la vie de sa mère,
- Quand est-elle arrivée à Paris,
- Qui était ce Pierre dont elle a été amoureuse et ce Lucien qui a été éconduit,
- Qui était cet Adolphe Schladenhaufen (1895-1968), un simple collègue cheminot ou un intime aux "mille baisers" couchés sur cette carte postale,

Archives familiales


- Comment a-t-elle rencontré son mari, mon grand-père Marcel, décédé quand j'étais encore un bébé (Edit du 01/03/2019 : apparemment dans la salle d'attente d'une voyante selon ma mère),
- Pourquoi elle a dû laisser son unique enfant, mon père, à sa mère pendant les dix premières années de sa vie ?

En retour je voudrais lui révéler tellement d'évènements :
- Que son père Paul a divorcé après son retour de captivité puis s'est remarié avec une femme dont il a eu une autre fille, Yvonne (1921-2006), cette demi-sœur dont tout le monde ignorait l'existence et que je n'ai découverte qu'en 2016,
- Que ce même Paul est décédé en 1942 à l'Hôpital Tenon, sans qu'elle le sache,
- Que son fils unique, mon père, s'est marié et a eu deux fils, mon frère et moi-même,

Je voudrais surtout lui dire de ne pas partir en vacances à Vaas, ce village de la Sarthe, en 1970 où elle sera victime d'une grave intoxication qui sera la cause présumée de sa maladie fatale. Elle pourrait alors survivre et assister au mariage de mes parents. Malheureusement cette file d'attente n'avance pas assez vite et mes yeux se brouillent à nouveau et voient disparaître à jamais cette époque révolue; j'ai tout juste le temps de regarder dans les yeux bleus de ma grand-mère et apprécier son joli sourire.


Gisèle est décédée à la Clinique de la Roseraie à Aubervilliers le 19 avril 1970, un an jour pour jour après sa maman et un mois avant le mariage de mes parents.