samedi 16 février 2019

RDV Ancestral : avant que la vie ne déraille...

J'y suis, au milieu de tout ce monde grouillant comme des fourmis à la recherche qui d'une borne interactive, qui d'un guichet disponible, qui de son train sur le point de partir. Le monde s'accélère sous mes yeux avec cette clarté aveuglante des lumières de la gare et de ses écrans affichant les trains au départ ou à l'arrivée.

J'y suis dans cette gare, la Gare de l'Est, pour y acquérir un billet de train, évidemment. Évidemment ? Non ça ne l'est pas, évident. J'aurais pu l'acheter sur Internet, comme d'habitude, mais aujourd'hui, pour une fois je veux sentir le monde autour de moi et le contact humain d'un guichetier ou d'une guichetière, devenu rare en ces temps modernes.

J'avance alors vers cette borne automatique sans âme qui me vomit son ticket après avoir fait mon choix parmi les catégories proposées. J'obtiens le numéro 1945. 1945... soudain mais yeux se brouillent et le monde moderne que je connais s'évanouit pour laisser place à un ancien monde, un monde que je n'ai pas connu. Les écrans ont disparu, les distributeurs de boisson, les TGV, les bornes interactives, tout a disparu. Les gens qui me ressemblent ne sont plus là, d'autres les ont remplacées avec des vêtements bien plus anciens. J'ai l'impression d'être dans le Paris de la toute fin de guerre.

Gare de l'Est 1937 - Source Geneanet
En face de moi, je vois une multitude de guichets, bien plus qu'en 2019 ce qui est évidemment logique et il y a beaucoup de monde faisant la queue devant chacun d'entre eux. Je me demande alors ce que je fais là et me vois mal aller dans la file d'attente pour demander mon billet pour Reims. Alors j'observe. J'observe les alentours, j'observe les gens, leur façon d'être. J'écoute leurs voix, j'écoute les cheminots crier et siffler puis je reviens enfin vers la série de guichets et soudain je la vois : Gisèle !

Ma grand-mère, Gisèle, celle que je n'ai jamais connue. Mais je la reconnais, j'ai tant de photos d'elle. Je sais qu'elle a fait toute sa carrière à la SNCF, notamment en cette gare. Quelle joie de la voir se mouvoir, la voir parler - je ne l'entends pas, elle est trop loin - et répondre aux voyageurs depuis son comptoir.

Je voudrais alors aller lui parler, la questionner, mais impossible, la file est longue et je ne peux pas me comporter comme un impoli. Alors je fais la queue en espérant pouvoir rester assez longtemps à cette époque.

Je voudrais lui demander tellement de choses :
- Quelle a été sa vie enfant, elle qui est née au tout début de la Grande Guerre à Etampes-sur-Marne et qui n'a pas connu son père, en captivité en Allemagne,
- Quelle a été sa vie adolescente quand un autre homme est entrée dans la vie de sa mère,
- Quand est-elle arrivée à Paris,
- Qui était ce Pierre dont elle a été amoureuse et ce Lucien qui a été éconduit,
- Qui était cet Adolphe Schladenhaufen (1895-1968), un simple collègue cheminot ou un intime aux "mille baisers" couchés sur cette carte postale,

Archives familiales


- Comment a-t-elle rencontré son mari, mon grand-père Marcel, décédé quand j'étais encore un bébé (Edit du 01/03/2019 : apparemment dans la salle d'attente d'une voyante selon ma mère),
- Pourquoi elle a dû laisser son unique enfant, mon père, à sa mère pendant les dix premières années de sa vie ?

En retour je voudrais lui révéler tellement d'évènements :
- Que son père Paul a divorcé après son retour de captivité puis s'est remarié avec une femme dont il a eu une autre fille, Yvonne (1921-2006), cette demi-sœur dont tout le monde ignorait l'existence et que je n'ai découverte qu'en 2016,
- Que ce même Paul est décédé en 1942 à l'Hôpital Tenon, sans qu'elle le sache,
- Que son fils unique, mon père, s'est marié et a eu deux fils, mon frère et moi-même,

Je voudrais surtout lui dire de ne pas partir en vacances à Vaas, ce village de la Sarthe, en 1970 où elle sera victime d'une grave intoxication qui sera la cause présumée de sa maladie fatale. Elle pourrait alors survivre et assister au mariage de mes parents. Malheureusement cette file d'attente n'avance pas assez vite et mes yeux se brouillent à nouveau et voient disparaître à jamais cette époque révolue; j'ai tout juste le temps de regarder dans les yeux bleus de ma grand-mère et apprécier son joli sourire.


Gisèle est décédée à la Clinique de la Roseraie à Aubervilliers le 19 avril 1970, un an jour pour jour après sa maman et un mois avant le mariage de mes parents.

11 commentaires:

  1. Pour un premier #RDVAncestral, c'est un excellent #RDVAncestral ! Bravo Renaud. Nous ne pouvons qu'espérer que tu puisses la revoir... sans file d'attente interminable, dans un prochain #RDVAncestral ;)

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  2. Bravo Renaud pour ce beau Rendez-Vous Ancestral immersif ! J'ai trépigné d'impatience en faisant la queue au guichet avec toi, si seulement les gens avaient pu se presser !

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  3. Superbe entrée dans la ronde du #RDVAncestral, très vivant et en même temps bien des mots murmurés à cette aïeule.

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  4. Quel joli premier #RDVAncestral ! J'en suis toute émue.
    Marie (@Eperra)

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  5. Voilà un premier Rendez-vous Ancestral réussi. Ce sera un plaisir d’en lire d’autres pour connaître la suite de l’histoire.

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