mercredi 1 juillet 2020

Célina Conord : une vie dédiée aux enfants

Je vais essayer de vous raconter l'histoire de Célina. Aujourd'hui, il ne reste que peu de monde l'ayant connue de son vivant. Pire encore, Célina ne s'est jamais mariée et n'a jamais eu d'enfant. Elle fait partie de ces nombreuses personnes qui n'ont laissé aucune postérité. Alors, peu à peu, son souvenir s'estompera inexorablement et il ne restera d'elle que quelques archives conservées dans les dépôts prévus à cet effet.

En revanche, le passage sur Terre de cette arrière-arrière-grand-tante de mes filles aura laissé une marque non négligeable dans l'esprit de nombreux enfants qui ont grandi avec son instruction : Célina était en effet institutrice et son dossier de carrière, auquel j'ai eu accès, nous révèle à quel point elle a tenu son rôle à cœur.


Célina Rose Conord (1882-1957) - la seule photo qui nous reste d'elle - archive familiale



Généalogie de Célina


Célina Rose Conord (Conort sur mon arbre) voit le jour le 1er décembre 1882 au mas de Prentigarde, quartier du Cornac, au Chambon dans le département du Gard. Elle est le 9e enfant, d'une fratrie de 11, de Félix Eugène Conort (1843-1921), mineur de houille, et Amélie Reboul (1847-1904), sans profession, sosa 60 et 61 de mes filles, couple aux racines typiquement cévenoles.

Célina deviendra donc institutrice ; comment est née cette vocation ? Peut-être grâce à sa sœur aînée, Amélie Eugénie (1865-1947) qui fut directrice d'école à Vallabrègues. Leur plus jeune frère, Clovis Éloi (1888-1914), dit l'Oncle Élie, suivra le même chemin, avant de tomber tragiquement sous les obus allemands en 1914 mais ceci est une autre histoire.



La fratrie Conort(d) - Arbre Geneanet


Ses débuts peu prometteurs


Nous pouvons trouver les dossiers d'instituteurs/institutrices dans la série T, aux archives départementales. Certains sont très fournis, d'autres non voire totalement lacunaires. En ce qui concerne Célina, j'ai eu de la chance. Grâce au premier document ci-dessous, j'ai ainsi pu savoir qu'elle est passée par l'école normale primaire de Nîmes d'où elle est sortie en 1903... dernière de sa promotion ! Les commentaires peu élogieux ne la prédestinaient à devenir une bonne institutrice :
  • Caractère « fermé et taciturne » ;
  • Aptitude au travail : « peu intelligente et peu travailleuse » ;
  • Aptitude pédagogique : « les leçons sont mornes. Son enseignement risque d'être insuffisant sauf pour le français » ;
  • Observations : « a été mauvaise élève pendant ses trois ans d'école normale »

Elle sera donc affectée non pas en école primaire mais à l'école maternelle de Rousson (Gard) où elle démontrera tout le contraire de ce qui lui a été reproché.


Appréciation morale et pédagogique sur Célina Conord - Source : archives du Gard


Sa carrière d'institutrice


Que trouve-t-on dans un dossier de carrière ? De nombreux documents riches en informations pouvant dévoiler le caractère, le dévouement et les capacités de l'institutrice : ses états de services, ses différentes affections et les rapports d'inspection !

Les nominations


Célina Conord a donc débuté comme institutrice stagiaire adjointe en 1903 à Rousson, elle avait alors 21 ans. Les différents documents concernant ses nominations, procès-verbaux d'installation ou ses états de service, montrent qu'elle n'a connu que trois écoles mais à des grades de plus en plus élevés :
  • Institutrice stagiaire adjointe puis titulaire adjointe à Rousson de 1903 à 1905 ;
  • Institutrice titulaire puis directrice à la Vernarède, commune limitrophe du Chambon où elle est née, de 1905 à 1926 ;
  • Institutrice titulaire puis directrice à Alès (Abbaye) de 1926 à 1938, année de sa fin de carrière.

États de Service de Célina des débuts jusque la retraite - Archives du Gard


Un des arrêtés de nomination, ici pour la Vernarède en 1905 - Archives du Gard


Les rapports d'inspection


Ce sont les documents parmi les plus intéressants que j'ai pu retrouver. Ils m'ont permis d'appréhender le contexte de l'enseignement de l'époque mais aussi le profil de Célina Conord. Bien des rapports ont démontré qu'elle était loin d'être la mauvaise élève décrite par le rapport de l'école normale. Je vais vous décrire un seul de ces rapports d'inspection à titre d'exemple car il y en au total 17 !

Le rapport ci-dessous a été réalisé en 1926, la dernière année avant que Célina soit mutée de La Vernarède à Alès :


Rapport d'inspection - La Vernarède 1926 - Archives du Gard
 

Ce rapport est décomposée en deux grandes parties : la tenue générale de la classe ou de l'école puis l'éducation et l’enseignement.

Tenue générale

  • Propreté et ordre : « école propre. Classe gentiment décorée. (Y mettre les travaux des enfants) » ;
  • Tenue et qualité des femmes de service : « Convenable » ;
  • Tenue des registres obligatoires : « B » ;
  • Collection du bulletin départemental : « B » ;
  • Carnet de préparation quotidienne : « très bien tenu et très régulièrement. Très intéressante répartition mensuelle des matières choisies comme centre d'intérêt » ;
  • Matériel d'éducation sensorielle et manuelle : « abondant et varié, dû, en grande partie, au travail et à l'initiative de la maîtresse »;

Education et enseignement

  • Éducation sanitaire des enfants : « la maîtresse a obtenu 2 petites fontaines à main. Serviettes individuelles. Les enfants étaient propres, en général. (Les faire décoiffer en classe) » ;
  • Éducation intellectuelle, morale et esthétique : « 5 bébés seulement entre les mains de la femme de service qui les fait jouer. Fable. Les enfants me racontent  Le Lièvre et la Tortue (contée quelques instants avant mon arrivée) avec des détails précis, des termes exacts, une facilité de langage assez rare. Lecture. Excellents résultats. Méthode mi-synthétique mi-analytique. L'exercice se complète par une décomposition des phrases en mots, des mots en syllabes et en lettres où je vois les enfants manier facilement les premiers nombres, et par une dictée verbale très intéressante. Récitation. Très bien comme choix et comme débit. Travaux manuels : variés et bien exécutés » ;
  • Influence sociale de l'école : « Bonne. Vestiaire permanent. »;
  • Valeur de la maîtresse : « institutrice intelligente, sérieuse, consciencieuse dont la classe est intéressante. Directrice soucieuse de la prospérité et de la bonne tenue de son école».

Voilà donc une inspection qui s'est très bien passée pour Célina qui était alors institutrice directrice de l'école maternelle de La Vernarède ; cela n'a pas toujours été ainsi mais pour des raisons indépendantes de sa volonté, notamment durant la Grande Guerre où elle a manqué d'adjointes, problèmes qu'elle a maintes fois signalés dans ses courriers à l'académie également consultables dans son dossier. Une mine d'Or !


La correspondance


Dans le dossier de carrière de Célina, on retrouve donc également sa correspondance. En voici une que j'ai trouvée particulièrement émouvante au regard du contexte et qui souligne les faits exposés ci-avant :


Lettre de Célina adressée à l'inspectrice des écoles maternelles le 10 avril 1916 - Archives du Gard


Transcription : « Madame l'inspectrice, j'ai l'honneur de vous informer que la moyenne des présences dans mon école est supérieure à 50, maintenant que l'épidémie de coqueluche a cessé. Voici le nombre de présences durant ces trois dernières semaines. 1re semaine : lundi 48, mardi 50, mercredi 49, vendredi 51, samedi 50 - moyenne 49. 2e semaine : lundi 58, mardi 64, mercredi 60, vendredi 62, samedi 56 - moyenne 60. 3e semaine : lundi 60, mardi 58, mercredi 57, vendredi 58, samedi 52 - moyenne 57. Puis-je espérer, Madame, avoir une adjointe à la rentrée de Pâques ? Mademoiselle Paulard retournerait volontiers dans les maternelles et moi-même je la verrais revenir avec plaisir. Veuillez agréer, Madame l'Inspectrice, l'expression de mon profond respect. »

La réponse de la part de l'inspecteur d'académie est arrivée 3 jours après et - avec mon jugement d'homme du 21e siècle - je la trouve pour le moins cinglante malgré l'apparente empathie :


Réponse de l'Inspecteur d'Académie à Célina le 13 avril 1916 - Archives du Gard


Transcription : « J'ai pris connaissance de votre lettre du 10 avril courant par laquelle vous exprimer (sic) le désir d'avoir une adjointe à la rentrée de Pâques, étant donné l'effectif de votre école. Je reconnais avec vous que l'école maternelle, avec son effectif de plus de 50 élèves, constitue une charge relativement lourde pour une seule maîtresse et je serais heureux qu'il fût possible de rétablir les choses comme elles étaient avant guerre. Cependant , je ne dois vous laisser ignorer que d'autres écoles encore très chargées continuent de fonctionner avec un personnel restreint. Il ne serait donc pas équitable de prendre à l'égard de votre école une mesure qui logiquement devrait s'étendre à d'autres établissements et entraîner, par suite, un surcroît de dépenses alors que l'Autorité Supérieure recommande la plus stricte économie. Dans ces conditions, je ne puis que vous exprimer mes regrets de ne pouvoir accueillir votre demande. »

Sévère mais juste ? Remettons-nous dans le contexte de la guerre : en 1916, le budget de la France allait surtout au Ministère de la Guerre. Les coupes budgétaires devaient être encore plus franches qu'aujourd'hui, en temps de paix ! 
C'est ainsi que Célina a connu des conditions de travail fortement dégradées pendant de nombreuses années et que le niveau d'enseignement et sanitaire de son école a baissé. Cela lui a presque été reproché par l'inspectrice de l'école qui, feignant l'empathie, a écrit en 1923 : « Maîtresse sérieuse et qui, d'ordinaire, fait son métier avec zèle. Très souffrante ces temps-ci et fatiquée par la suppression de son adjointe, elle a un peu négligé certaines choses (éducation sanitaire, décoration). Je suis sûre que dès qu'elle sera mieux, elle se remettra à l'oeuvre avec ardeur. »

Mais bien sûr. Trois ans plus tard, Célina sera mutée à Alès où elle désirait aller depuis de nombreuses années. Elle y restera 12 ans avant de prendre sa retraite dans sa commune natale.


Pour terminer, si vous voulez faire des recherches sur la carrière d'un de vos ancêtres à l'éducation nationale, je vous recommande cet excellent guide qui m'a bien servi :


Retracer la carrière d'un instituteur ou d'un professeur par Marie-Odile Mergnac aux éditions Archives & Culture