dimanche 15 novembre 2020

Mourir dans une Reims déserte ?

(article écrit le 15/11/2020, mis à jour le 06/02/2022)

 

Cathédrale de Reims en 1914

 

Une enquête nécessite forcément des recherches et des recherches mènent parfois à de la dispersion. C'est comme retourner toute une maison pour tenter de retrouver désespérément la clé qui ouvrira un coffre-fort lui aussi dissimulé. Plus on ouvre de tiroirs plus on a de pistes, soit sérieuses soit menant à nulle part ailleurs qu'au point de départ. Enfin, il peut arriver qu'une de ces pistes conduise à une énigme plus dure encore que l'enquête initiale.

Ce que je vais vous narrer dans cet article est justement ce qui m'est arrivé pendant de longues années. Il s'agit d'un dérivé de mon article sur mon arrière-arrière-grand-mère Adeline Godot dans lequel je dédie un paragraphe entier à la présente énigme : l'acte de décès de son oncle maternel.


Jean-Marie Séraphin Sauvage, l'Ardennais


Jean-Marie naît le 16 août 1838, dans les Ardennes, à Neuflize, dans l'arrondissement de Rethel, la plus grande ville à proximité est Reims, on y reviendra. Ses parents Jean-Pierre Sauvage (1804-1880) et Marie Louise Amélie Cordonnier (1801-1852) sont tisseurs et instruits : tous les deux savent signer. Jean-Marie est le dernier de trois enfants, avant lui sont nés à Neuflize :
  • Jeanne Marie Scholastique, le 10 octobre 1826. Elle épouse Louis Ferdinand Lambert (1828-1889), toujours à Neuflize, le 4 août 1856. Ils auront deux enfants qui ne survivront pas. C'est important de retenir cette information pour la suite. Jeanne s'éteint, avant son mari, en 1888 à Reims où la famille s'était établie ;
  • Françoise Séraphine, le 1er août 1834. C'est la mère d'Adeline Godot, je ne reviens donc pas sur elle, si ce n'est qu'elle est décédée très jeune, en 1863, à Rethel alors qu'Adeline n'a que 6 ans. Son père, Alexandre, se remariera plusieurs fois. A noter là-aussi qu'Adeline est l'unique survivante de toute sa fratrie et demi-fratrie. 
De l'enfance et de l'adolescence de Jean-Marie, je ne sais rien, mis à part qu'il perd sa mère à l'âge de 14 ans et qu'il en a 18 quand ses deux soeurs se marient, mariages dont il ne sera pas témoin. Tout le monde vit encore à Neuflize à ce moment-là.


On sait signer dans la famille Sauvage - arbre Heredis


Jean-Marie Séraphin Sauvage, le Rémois


J'ignore précisément quand la famille s'installe à Reims mais je sais que Jean-Marie et son père habitent à Rethel en 1863, année du décès de Françoise Séraphine. Je les retrouve ensuite dans les recensements de Reims en 1866, au numéro 3 de la rue Saint-Thiéry. Ils exercent tous les deux la profession de perruquier. 

Le 7 décembre 1868, Jean-Marie épouse Marie Adeline Cousinard, une Rémoise née en 1845. Ensemble ils auront 5 enfants. Hélas ! Le destin sera cruel avec le foyer ainsi constitué : aucun des enfants ne dépassera l'âge de 2 ans. Marie Adeline expirera d'ailleurs pour la dernière fois peu après son dernier enfant, le 17 septembre 1875.


Quelle tristesse de voir toutes ces paires de ciseaux ! Vue Heredis 2020


 
Cette année-là est d'autant plus cruelle pour la fratrie Sauvage qu'Adeline Godot, alors âgée de 18 ans, est l'unique survivante de tous leurs enfants. Il n'y aura plus aucune nouvelle naissance ensuite. Adeline se retrouve donc être l'unique héritière de son oncle Jean-Marie. 
 
Je note qu'à l'avenir il serait intéressant d'étudier la démographie Rémoise de l'époque car je remarque un nombre très élevé de décès en bas âge à Reims par rapport à d'autres communes de ma généalogie.

Jean-Marie restera veuf jusqu'en 1891, année où il épouse une veuve sans descendance, Marie Elisabeth Gillard, une Ardennaise de 3 ans son aînée. Le couple habitera alors au 23 rue Chabaud, dans une maison appartenant à l'épouse, Jean-Marie étant propriétaire de deux maisons sises 22-24 rue de Fismes anciennement lieu-dit les Longues Royes.
 
 

Reims, martyre de la Grande Guerre


Les années passent, le couple vieillit, seul, dans sa demeure rue Chabaud, l'unique nièce de Jean-Marie étant partie avec sa famille à Neufchâtel-sur-Aisne juste avant le nouveau siècle. Quant à la famille de Marie Eliszabeth, elle est, pour la plupart, dans les Ardennes. Puis vient la Grande Guerre, qu'on ne présente plus, mais qui est toujours nécessaire de rappeler dans les mémoires. Reims n'est pas contournée par les troupes, elle est au contraire prise de plein fouets par les bombardements allemands ce qui fait fuir une bonne partie des Rémois dès 1914-1915. 

Mais pas eux. Je retrouve l'acte de décès de Marie Elizabeth Gillard, veuve Grumiaux, épouse Sauvage, le 25 septembre 1915, dans sa 81e année. Cela se passe au 11 rue Cazin. Si aujourd'hui il s'agit d'une résidence meublée, j'ignore ce que c'était à l'époque mais ce n'était pas son domicile qui était toujours le même d'après l'acte de décès. Je trouve une mention de ce lieu dans Gallica comme étant une œuvre diocésaine de retraite : peut-être donc une sorte d'hospice religieux.

Jean-Marie étant indiqué comme étant époux survivant, je recherche alors son décès dans les archives municipales en ligne de Reims qui vont jusque 1920. Sans succès. Il est à noter qu'il n'y a aucun acte d'état civil entre mars et septembre 1918 car la municipalité a été évacuée avec tous les derniers habitants et installée provisoirement à Paris. On ne retrouve pas non plus son décès dans les transcriptions de début 1919. Est-ce que Jean-Marie fait partie des personnes évacuées ? Aucune idée à ce stade des recherches. On ne le retrouve pas dans les documents disponibles sur Gallica ni sur Filae. J'y reviens plus tard.


Résolution partielle : la déclaration de succession


A défaut d'acte de décès, les archives de l'enregistrement sont une ressource incontournable pour retrouver le lieu et la date du décès d'une personne, qu'elle ait laissé des biens ou non. En effet, sur les tables de successions et absences, tous les décès sont reportés. C'est ainsi que j'ai pu retrouver l'information concernant Jean-Marie et confirmer celle de Marie Eliszabeth. J'en ignore la cause réelle, on peut toutefois s'en douter à cause de la guerre, mais leur déclaration de succession a eu lieu le même jour, soit le 19 juillet 1924. Oui, 9 ans après le décès de Marie Elizabeth Gillard, et 6 après celui de Jean-Marie. Quand on sait que le délai légal est de 6 mois maximum après le décès, cela laisse songeur...
En effet, d'après la déclaration de succession, Jean-Marie Séraphin Sauvage serait décédé le 5 avril 1918 en son domicile, 23 rue Chabaud à Reims ! Comment est-ce possible alors qu'aucun acte de décès n'a pu justement être retrouvé en 1918 ni même en 1919 ?
Elément intéressant : sur la déclaration de son épouse, il est noté qu'elle est décédée à la même adresse mais nous savons que c'est faux. C'était au 11 rue Cazin comme vu plus haut. Pouvons-nous conclure à une double erreur et espérer que le décès de Jean-Marie soit survenu dans une autre commune ?


Quand on croit qu'on arrive au bout de l'énigme... - Extrait - AD51


Une date, un lieu mais pas d'acte



CPA de la rue Saint-Thierry - où a vécu Jean-Marie au XIXe siècle - bombardée durant la Grande Guerre - Capture Delcampe 



Comme je l'ai écrit plus haut, Reims a été une ville martyre de la première guerre (voir cette excellente expo virtuelle). Elle a été peu à peu vidée de ses habitants au fur et à mesure des combats pour l'être totalement le 23 mars 1918 - parce qu'ils gênaient les militaires, soi-disant ! Seule une poignée de locaux a été autorisée à rester pour assurer l'entretien et les urgences (les pompiers par exemple). En 1918, Jean-Marie Séraphin allait sur ses 80 ans. pouvait-il rester à Reims ? Peu probable à mon avis mais il faut en avoir la certitude :

  • La transcription du décès est-elle survenue après 1919 ? Non, après prise de renseignemants par email et courrier postal, les archives de Reims et la mairie ont répondu par la négative. Cependant, comme cette dernière a mal compris ma demande, j'ai dû faire appel à Céline Souëf, généalogiste bien connue des généablogueurs, pour en avoir le cœur net. Merci encore à elle.
  • A-t-il été enterré à Reims ? Son épouse l'a été, dans canton n°15 du cimetière Nord. En revanche lui n'y est pas, pas même dans le carré militaire destiné aux victimes militaires et civiles rémoises. Il n'y a d'ailleurs aucune trace de lui dans aucun des autres cimetières rémois, ce que m'a également confirmé Céline. En parallèle, j'ai appris que sa sœur Scholastique a été inhumée dans un caveau pour indigents dans le cimetière Sud.
  • Figure-t-il dans la liste des victimes civiles rémoises parue dans le journal Nord Est en 1930 ? Que Nenni.
  • Est-il retourné dans les Ardennes plus de 50 ans après les avoir quittées ? J'en doute vu la guerre qui y faisait autant rage qu'à Reims. De plus j'ai vérifié dans l’État Civil de Neuflize et Rethel sans plus de succès.
  • A-t-il finalement été évacué ? Possible mais où ? J'ai pensé qu'il a pu rejoindre Adeline Godot et son mari à Neufchatel-sur-Aisne mais le chou reste plus blanc que blanc, cette commune ayant été également gravement touchée par la guerre. J'ai par ailleurs essayé de retrouver les différentes communes de résidence des évacués à l'aide des états disponibles sur Gallica mais après avoir collecté toutes les données relatives à Reims, je dénombre par moins de 260 communes ! Autant rechercher un photon dans l'univers.

Dans tous les cas, après le décès de son épouse, je l'imaginais mal, seul et âgé, errer dans les rues rémoises devenues plus dangereuses encore au fil de l'intensification des bombardements. J'ai eu également peine à imaginer qu'il eût pu rester confiné chez lui quand bien même il aurait eu une cave exploitable en habitation comme c'était monnaie courante à Reims durant la Grande Guerre.  


La résolution grâce au certificat de notoriété


Pour résoudre cette énigme épineuse, j'ai donc décidé de rassembler le plus de documents possibles sur Jean Marie Séraphin Sauvage. Grâce à l'aide inestimable d'une bénévole du Fil d'Ariane (merci Ghislaine!), j'ai pu obtenir les documents suivants, entre autres :
 
  • Matrices cadastrales ;
  • Actes d'achats de terres transcrits dans les hypothèques ;
  • Contrat de mariage ;
  • Acte de vente des deux maisons évoquées plus tôt par Adeline Godot qui en avait hérité.

 

C'est grâce à ce dernier document que j'ai pu découvrir l'existence d'un certificat de notoriété - qui aurait dû être mentionné dans la déclaration de succession ! - datant du 14 mai 1920 soit plus de deux ans après le décès du Rémois. Et dans ce dossier, outre quelques correspondances, on retrouve la copie d'un acte de décès !

 

Tadam !

 

Jean Marie est donc décédé en Savoie, au Pont-de-Beauvoisin et plus précisément :


Tadam, bis !


Voilà donc la preuve que notre protagoniste a bien été évacué de Reims comme quasi tout le monde. Pour savoir exactement quand, il faudrait que je me déplace dans l'antenne rémoise des AD de la Marne car c'est là que sont entreposées les archives liées aux réfugiés de guerre. La seule chose que je ne comprendrai sans doute jamais est pourquoi dans la déclaration de succession il a été indiqué décédé à son dernier domicile de Reims.

Enfin, j'ai bien résolu cette énigme mais cela ne m'a pas permis de découvrir ce qu'il était advenu de sa nièce. En effet, si Jean Marie Séraphin est bien décédé à Pont-de-Beauvoisin, la mairie de la commune m'a en revanche indiqué ne pas savoir où il a été inhumé. Dommage, on attendra Adeline Godot un peu plus longtemps.